L’événement
La série du magazine du week-end, consacrée cet été aux « Salons modernes », pose un regard contemporain sur le « salon de Clamart » dans une enquête approfondie de huit pages.
Trois des sept sœurs Nardal – Andrée, Jane et Paulette – cousines de Louis Thomas Achille, ont rassemblé à leur domicile de Clamart, entre la fin des années 20 et le début des années 30, les intellectuels Noirs les plus en vue, présents à Paris. Ils étaient Africains, Afro-Américains, des Antilles et de la Guyane.
Prenant, au XXème siècle, la suite des illustres salons littéraires parisiens du XVIIIème, ces conversations informelles réunissaient le dimanche, à l’heure du Five O’clock Tea, étudiants en lettres, poètes, écrivains, philosophes et artistes venus de tous les horizons où une conscience Noire était en train de se construire. D’où la dénomination de « salon Nardal » ou « salon de Clamart » (cf. infra comment Paulette et Jane relisaient les choses en 1973).
Une conséquence inattendue de la colonisation et de la Première Guerre Mondiale qui permit à la diaspora Noire de se rencontrer librement en France.
C’est précisément ce qui fait toute l’importance historique du salon Nardal : un creuset où s’est cristallisée l’idée d’une identité Noire universelle partagée par-delà les mers, les langues, les nationalités et les coutumes sur les deux rives de l’Atlantique, ce « passage du milieu » où la traite négrière a précipité des millions d’Africains. Certains de leurs descendants se sont ainsi retrouvés chez les Nardal à Clamart pour penser puis affirmer pour la première fois leur identité commune.
Il y a tout juste 100 ans, à l’aube de la décennie 20, le Prix Goncourt 1921 est attribué à René Maran pour Batouala. Sa préface condamne vivement la colonisation.
L’auteur, qui tient lui aussi salon à son domicile de la rue Bonaparte à Paris, fréquente assidument le salon Nardal où il côtoie les brillants Françaises et Français des Antilles et de la Guyane venus faire leurs études à Paris (dont Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas), leurs homologues des colonies d’Afrique francophone (dont Léopold Sedar Senghor) et les Afro-Américains qui séjournent à Paris pour échapper à la ségrégation brutale qui fait rage dans leur pays (dont Alan Locke, Claude McKay, Langston Hugues).
De cette ébullition intellectuelle naîtra notamment, à l’initiative de Paulette Nardal (Martinique) et du docteur Léo Sajous (Haïti), La Revue du monde Noir (1931-1932) dans laquelle la majorité des participants du salon signeront des articles.
Louis Thomas Achille, encore étudiant en Khâgne au lycée Louis-le-Grand et à la Sorbonne, contribuera de près à la création de la revue. Il sera l’un des piliers du salon de ses cousines Nardal, avec ses sœurs et frère, jusqu’à son départ pour l’Université Howard aux Etats-Unis en 1932, à l’invitation d’Alan Locke.
Au salon de Clamart, il nouera des liens profonds avec plusieurs de ces personnages qui feront de cette période la véritable matrice de la « négritude » qu’Aimé Césaire théorisera ensuite en 1935 dans L’Etudiant Noir.
Nombre des participants au salon Nardal se retrouvaient aussi chez les parents de Louis Thomas Achille, rue Geoffroy-Saint-Hilaire à Paris, au cours de soirées où discussions et musique favorisaient le partage des idées, la confrontation des points de vue et la construction d’une identité.
L’article Les sœurs Nardal, aux avant-postes de la cause noire du magazine du Monde rend donc justice au « salon Nardal » en rappelant qu’il fut un lieu et un moment fondateurs dans l’émergence de la conscience Noire.
Les enfants de Louis Thomas Achille tiennent à remercier chaleureusement Benoît Hopquin, Grand reporter au Monde, pour avoir ramené le salon Nardal et ses participants sur le devant de la scène. Ils sont heureux de lui avoir ouvert les archives du Fonds Louis Thomas Achille qui comprend, outre une abondante correspondance, quelques très rares photos qui n’étaient pas conservées dans la maison familiale Nardal de la rue Schœlcher à Fort-de-France en 1956. Un incendie criminel avait alors presque entièrement détruit les archives de cette branche de la famille.
Benoît Hopquin est notamment l’auteur du livre Ces Noirs qui ont fait la France paru en 2009 chez Calmann-Lévy. A l’époque, faute de documentation, il regrettait de n’avoir pu développer son propos sur les sœurs Nardal. Dans sa préface, il avait alors déploré leur féminine absence.
Cette lacune est désormais comblée.
———————————————–
INEDIT
Le Salon de Clamart selon Paulette et Jane Nardal, et Louis Thomas Achille
Entretiens exclusifs au Morne-Rouge – Martinique, 1973
Lors de son séjour à la Martinique à l’été 1973, Louis Thomas Achille avait eu le souci de recueillir la précieuse parole de ses cousines Jane et Paulette Nardal, déjà âgées, afin de documenter plus précisément leurs éléments biographiques et leur perception de leurs vies de femmes Noires, notamment en métropole.
Accompagnant l’article du magazine du Monde, le site louisthomasachille.com publie des extraits de ces entretiens, inédits à ce jour. Ils éclairent les origines, l’esthétique et les caractéristiques du « Salon de Clamart ».
© Les enfants de Louis Thomas ACHILLE : LA REPRODUCTION DE CES TEXTES EST SOUMISE A L’AUTORISATION PREALABLE DES ENFANTS DE LOUIS THOMAS ACHILLE (à solliciter via la rubrique nous contacter du présent site).
JN = Jane Nardal, PN = Paulette Nardal, LTA = Louis Thomas Achille
Les intertitres sont de la rédaction.
LES ORIGINES MARTINIQUAISES DU SALON DE CLAMART LTA « …il y a des circonstances lointaines qui favorisent et expliquent la naissance de ce mouvement et qui tiennent à la formation de la famille Nardal… Là je crois qu’il y a un phénomène familial qui vaut la peine d’être étudié de près. D’abord je crois qu’il y a votre nombre, votre nombre compte. Le fait que vous n’étiez pas une mais plusieurs. Une certaine harmonie dans la formation, malgré les spécialités d’Anglais, de lettres et de mathématiques. Il y avait une formation culturelle commune, à base de musique et de littérature. Je crois qu’il y avait là une tradition culturelle… Alors, c’est quand même la deuxième génération. Déjà, le rôle que le salon de Paul et Louise NARDAL [née ACHILLE], parents des sœurs Nardal, a joué dans la vie mondaine de Fort-de-France est irremplaçable. LES CARACTERISTIQUES DU SALON NARDAL ANALYSEES PAR LOUIS THOMAS ACHILLE LTA …Je suis sûr qu’en effet, lorsqu’on vous a pour la première fois parlé du salon des dames Nardal à Clamart, vous avez dû être surprises parce que vous n’aviez jamais voulu faire un salon. JN Absolument. LTA Vous n’aviez ni le désir ni même le sentiment que vous faisiez un salon, mais c’est pourtant ce que vous faisiez, je dirais, parce que c’est ce que vous avez toujours fait. Le salon de votre père Paul Nardal était déjà un salon. Qu’on y ait dansé plus qu’à Clamart c’est certain, pour de multiples raisons, mais enfin le salon de Clamart continuait une tradition. C’est pourquoi vous n’aviez pas l’impression de faire du nouveau en ce qui concerne votre existence personnelle. Vous continuiez là-bas ce qui avait déjà été fait. JN Plus littéraire. LTA Plus littéraire. Alors justement, je souligne un peu ses caractéristiques. …Je dirais d’abord qu’il faut noter que c’était une initiative féminine. La plupart des salons sont d’abord l’œuvre des femmes. Alors que les autres groupes étaient des groupes presqu’exclusivement masculins comme Légitime défense, d’où une certaine brutalité. PN C’est une idée intéressante. LTA D’autre part, il y avait une tête. Tu étais une aînée, Paulette. Comme Andrée s’est trouvée avec toi à un moment donné, on peut dire que, de la première à la septième [des sœurs Nardal], il y avait tous les âges, des adultes et des jeunes, des adultes et des étudiants. Troisièmement, importance de la musique. Alors que dans tous les rassemblements d’intellectuels Noirs, la musique est absente car conformément à la tradition française, les intellectuels ignorent la musique. Ils la tiennent pour suspecte. …. LTA D’autre part, il y a également les arts plastiques. Autre chose, importance de la danse. Les salons métropolitains, sans doute, ne dansaient pas. On ne dansait pas dans les salons métropolitains, mais chez nous on a dansé, danses antillaises et danses Noires-américaines. Il y a la diversité des spécialités aussi : il y avait l’anglais et les lettres classiques. C'est-à-dire des attaches avec l’antiquité gréco-romaine et des attaches avec l’Amérique et l’Angleterre. Et puis alors il y avait des mathématiques. Et puis enfin, il y avait la musique chez Alice [Nardal, épouse Eda-Pierre] et Andrée. Autre chose, c’était un lieu chrétien : c’était un milieu chrétien et pas un milieu athée, comme Légitime défense et L’Etudiant Noir. PN Oui exactement. LTA C’est un milieu œcuménique ouvert aux protestants aussi bien français qu’américains. Enfin, c’était un salon avec des ressources modérées, pas modestes mais modérées. Je veux dire que nul n’y était attiré par le faste des réceptions ni par le luxe des choses. PN Absolument. C’était un attrait purement intellectuel, social, racial. LTA Artistique. PN On était à la découverte de l’autre. …
LA TRAVERSEE DE LA COUPOLE A MONTPARNASSE
L’article du Monde évoque une promenade de Louis Thomas Achille avec ses cousines Nardal à la fin des années 20 dans le quartier de Montparnasse, alors épicentre artistique de Paris. Ces Martiniquaises et Martiniquais y expérimentent, avec une conscience Noire aigüe, le regard que pose la clientèle du célèbre restaurant La Coupole sur leurs personnes.
Voici le récit qu’en fait Louis Thomas Achille lors de l’entretien de 1973 avec ses cousines Nardal :
LTA « …Vous étiez au moins deux, avec peut-être … quelqu’un d’autre. Et je me souviens que nous entrions par une porte et que nous parcourions tout le restaurant en ayant l’air de chercher quelqu’un en regardant à droite et à gauche. Je crois que vous aviez des fourrures. Et je me rappelais que nous disions « après tout si l’on veut nous regarder eh bien qu’on regarde ! ». En ayant l’air de chercher quelqu’un, ceci permettait de ralentir le pas et on ressortait par l’autre porte ; et il est certain que tout le monde nous regardait et que, je crois, la plupart des gens étaient admiratifs. Je me souviens de cette véritable éducation du public à la fois à l’existence de la femme de couleur, mais aussi à un certain code, à certaines normes esthétiques Noires qui n’étaient pas celles des journaux de mode et de la vie parisienne. »
© Les enfants de Louis Thomas Achille
Lire les autres Actualités du site louisthomasachille.com en cilquant ici
En savoir plus sur les sept sœurs Nardal et Louis Thomas Achille cliquer ici