LE NEGRO-SPIRITUAL « musiques et célébrations » n°14

Cet article rend compte de l’intervention de Louis Thomas ACHILLE aux Journées d’étude et de recherche 1980
de l’Union Fédérale Française de Musique Sacrée UFFMS
Il a été publié dans sa revue « musique et célébrations » n° 14 du 4éme trimestre 1980 pp. 14 à 29

L’après-midi du samedi 12 avril, Louis Achille, l’abbé Carl de Nys et Alain Louvier décrivent et interrogent quelques réalisations concrètes pour saisir comment une réponse musicale est donnée à ces questions touchant, par exemple, l’aménagement de l’expérience religieuse, la convenance liturgique, les objectifs de la pastorale, l’identité sociale d’un groupe particulier dans une conjoncture historique déterminée. Ils montrent comment, compte tenu des circonstances historiques, culturelles, une pratique musicale jaillit, vit.

Louis Achille, d’origine martiniquaise, est le directeur-fondateur du « Park glee club », à Lyon. Cette chorale, fondée il y a trente-deux ans, se consacre exclusivement au Negro spiritual.

Comme pour justifier sa présence, malgré un deuil tout récent, Louis Achille interprète, sans accompagnement et en anglais, un spiritual évoquant la mort et empreint d ‘espérance et de sérénité :

« Death is going to lay his cold icy hands on me. »
« 
La mort va sur moi poser ses mains glacées »

Un de ces matins clairs et beaux
J’endosserai mes ailes et je tendrai les airs.
Je crie vers toi, Seigneur, je m’écrie O Seigneur !
La mort va sur moi poser ses mains glacées.
Je suis si heureux d’avoir été racheté,
Je suis maintenant prêt à franchir le Jourdain.
La mort va sur moi poser ses mains glacées.

(traduction partielle)

L’UNIVERSALITÉ DES SPIRITUALS

Je voudrais dès l’abord exprimer deux craintes qui sont en même temps deux précautions oratoires : crainte concernant la compétence qu’on veut bien me reconnaître et crainte concernant le sujet dont je dois vous entretenir.

Tout d’abord, je veux parler d’expérience plutôt qu’avec compétence. Je ne suis ni sociologue ni musicologue ; mais, par contre, je suis un « amateur » au sens fort et propre de ce terme, un passionné du Negro spiritual et un praticien. C’est en 1931 qu’un Lyonnais dont je vénère la mémoire, le Père Joseph Folliet, au cours d’un pèlerinage des Compagnons de St François à l’abbaye savoyarde de Tamié, m’invita à chanter « une chanson de mon pays » pendant un feu de joie. J’expliquai à Folliet que les chansons martiniquaises étaient sentimentales, érotiques ou satiriques, mais que je savais des Negro spirituals, pour les avoir découverts récemment, introduits en France par Roland Hayes et les Fisk Jubilee Singers pendant les années 20, mais ce n’étaient pas des chants de mon pays. J’ai, néanmoins, chanté en anglais, dans une langue étrangère, ces cantiques protestants créés par des esclaves avec lesquels ces braves Savoyards qui nous écoutaient n’avaient rien de commun. Non plus, d’ailleurs, que les autres jeunes pèlerins, dont le futur abbé allemand, Franz Stock. Instantanément, j’ai été convaincu de l’universalité des spirituals. Dix ans d’enseignement dans les universités noires de Washington et d’Atlanta m’ont, par la suite, permis de me nourrir des Spirituals, au grand scandale de mes collègues noirs, qui ne comprenaient pas l’intérêt que je portais aux offices des églises populaires si différentes des églises « convenables » qu’ils fréquentaient.

LE PARK GLEE CLUB

Nommé à Lyon en 1946, j’ai fondé, à la demande de mes élèves, une chorale qui n’a pas le temps de chanter autre chose que des spirituals. Les choristes, au nombre de 64 inscrits cette année, sont des candidats aux concours d’entrée aux Grandes Écoles. Ils ont très peu de temps à consacrer aux loisirs, lorsqu’ils ne sont pas trop polarisés. Ce temps doit être utilisé précieusement, et consacré à des choses essentielles. Depuis 32 ans, cette chorale se renouvelle aux 2/3 à peu près chaque année. Et ces futurs normaliens, polytechniciens et ingénieurs de tous poils trouvent rafraîchissant de se plonger dans une musique primitive comme celle des esclaves que leurs ancêtres n’ont jamais été, suivant une méthode de tradition orale, qui reçoit une mélodie et l’harmonise à volonté et d’une façon qui n’est jamais définitive, ni même transcrite, du reste.

Les choses de ce genre doivent exister par leur seule vertu, et je n’aurais jamais rien fait pour maintenir artificiellement le « Park glee club ». Que. signifie ce nom ? Le lycée en question s’appelle le lycée du Parc dont il suffit de changer le C en K (il s’agit du Parc de la Tête d’Or dont il est voisin). Glee veut dire « allégresse » et aussi « chant choral sans accompagnement ». Les deux sens nous agréent: un « glee club », c’est donc un groupe de jeunes gens qui chantent en chœur, et qui le font avec une certaine joie. L’excellente définition !… Je n’ai d’ailleurs fait qu’imiter les universités américaines qui toutes ont leur glee club. Ainsi nommée, cette chorale vit dans une sorte d’autonomie remarquable qui a résisté à tous les ébranlements de l’université, pendant les jours difficiles de mai 68 et même pendant les deux ou trois années qui suivirent. Lorsque les grèves vidaient les salles de classe, une demi-heure après je retrouvais les grévistes à la répétition du Park glee club. A aucun moment, même lorsque les cours étaient interrompus, la chorale n’a cessé de vivre. Sans commentaires. Cette permanence m’inspire le devoir de continuer, d’autant plus que je retrouve maintenant les enfants de mes premiers choristes ; deux générations de jeunes rhônalpins qui chantent des spirituals !… Et parmi ceux qui sont partis (ils sont entre 2 et 3 000), certains ont fondé, à l’École Polytechnique, à l’École Normale Supérieure, dans d’autres parties du monde ou tout près, à Saint-Étienne, par exemple, des groupes plus ou moins éphémères. Pour moi, je vois dans cette permanence une véritable mission. Quant à ce qui se passe à l’intérieur de ce groupe chaleureux, dont les administrateurs reconnaissent d’ailleurs le caractère particulier, et ce qui se passe dans la conscience de chacun, c’est secret. L’opinion religieuse de mes choristes ne m’intéresse absolument pas. Lorsqu’il m’arrive d’être invité à chanter dans des paroisses, d’animer des messes et que vient le moment de l’eucharistie, de la communion, je m’interdis de voir qui la reçoit. Ce qui se passe à l’intérieur de chacun est, du reste, très variable. Mais il y a une pénétration mutuelle du regard, parfois une véritable transfiguration du jeune choriste qui laisse à penser qu’il se passe là quelque chose de grand, tandis que le corps est pénétré par les rythmes. Au moment de la plus vive contestation, ces choristes ont fait preuve de la plus totale disponibilité, obéissant à l’œil et au doigt, je ne dis pas seulement au doigt, mais à une phalange.

Une deuxième expérience est celle d’animateur d’une messe dominicale dans ma paroisse lyonnaise de St Pothin. Je suis heureux de profiter de cette occasion pour dire aux compositeurs présents dans cette salle et dont nous chantons les œuvres françaises, que nous sommes très loin d’interpréter celles-ci comme elles le méritent. C’est un des problèmes que je suis heureux de pouvoir discuter ici. En tant qu’animateur, je reste, ô combien ! sur ma faim. Mais que faire ?

UN GENRE DÉPASSÉ

Deuxième remarque initiale : le sujet dont nous allons nous entretenir, les spirituals, il faut le dire, est un sujet caduc. Le genre du spiritual est dépassé à l’heure actuelle aux Etats-Unis. Le curé de ma paroisse me disait: « Au fond, les spirituals aujourd’hui sont devenus le grégorien des Noirs américains.  » C’est vrai. Il y a juste un an, à Pâques 1979, dans les États du sud, à Memphis, Tennessee, je faisais entendre un Extrait de la chorale du lycée du Parc, étudiants blancs chantant de la musique noire, et des Noirs de s’exclamer: « ‘1 faut amener ces jeunes étudiants blancs dans les Etats du sud, afin que les Noirs redécouvrent leur musique.> Cela n’est pas Si facile à faire. Ces jeunes gens ont la manie de se présenter à des tas d’examens et de concours dont le résultat n’est pas évident; aussi ne peuvent-ils s’engager à l’avance; d’où impossibilité de faire des réservations. Quant à l’influence des Negro spirituals en France, c’est à vous que je laisserai le soin de déterminer l’impact de ces chants protestants sur la musique catholique française. C’est à vous que je demande d’essayer de préciser comment vous avez ressenti cette musique, ce que vous lui avez emprunté. Il est bien évident que la découverte, faite au lendemain de la seconde guerre mondiale, de cette musique noire, a donné lieu à une prolifération de traductions, d’adaptations, d’imitations. On en a évoqué quelques-unes : « Seigneur, tu cherches tes enfants », « Tu es, Seigneur, le lot de mon cœur », « Notre Père, notre Père ». Le Père Guy de Fatto a beaucoup fait pour populariser ces textes, quelquefois avec plus de vitalité que de beauté, je pense. Je le lui ai dit.

Mais au-delà, il y a une influence que je sens dans ce que l’on appelle la « musique rythmée » et que je préfère appeler la musique « syncopée ». Par définition, toute musique est, en effet, rythmée, même le grégorien. Je dirai donc plutôt musique « syncopée ». Il y a certain « Agneau de Dieu » qui rappelle le blues et qui donne lieu à un véritable « rif » (messe « Peuples, battez des mains  » de J. Akepsimas, AL 45).

LE NEGRO SPIRITUAL

En laissant au débat le soin d’éclairer ou de développer tel ou tel point, je définirai rapidement le Negro spiritual, son origine, sa diffusion ; puis nous verrons à quelle réalité humaine il correspond, quel peuple, quelle culture, quelle religion. Enfin, nous verrons de près le contenu à la fois spirituel et catéchétique de ces chants.

On parle de « Negro » spirituals parce que tous les spirituals ne sont pas noirs, ne sont pas « Negro ». Il y a des « white spirituals », des spirituals blancs. Les spécialistes ont dénombré 550 White contre 6000 Negro spirituals différents. Je m’appuie ici sur le livre fondamental qu’est celui de John Lovell, intitulé « Black song. The Forge and the Flamme », Macmillan, New-York 1972, « la Forge et la Flamme ». Vous voyez que le mot « spirituals » est éliminé du titre. Ceci révèle un désir de séculariser ces chants, de les mettre à la portée des incroyants. J. Lovell qui est venu à Lyon, qui a entendu le Park Glee Club, et qui a étudié la diffusion du Spiritual à travers le monde, dénombre donc 6000 Negro spirituals différents, dont beaucoup sont fort proches parents, cousins, sinon jumeaux ; un décompte plus strict en réduit le nombre à 500 ou 600.

AVANT TOUT ET EXCLUSIVEMENT DES CANTIQUES

Que sont ces chants ? Ce sont avant tout et exclusivement des cantiques. La civilisation anglo-saxonne comprend mal la laïcité, et l’on peut chanter Dieu en dehors des cantiques. Il y a, en effet, des chants qui sans être des Negro spirituals, parlent des Noirs et de Dieu : ce sont des chants de ménestrels, œuvres, par exemple, du Théodore Botrel américain, le compositeur blanc Stephen Foster. L’un de ces chants a été transformé en cantique français ; « Forts d’avoir prié ensemble… » n’est autre que « Old Folks at home ». Les Negro spirituals qui sont exclusivement des cantiques, ne se chantent pas que dans les églises. Dans la culture noire, les cantiques font partie du bagage culturel de chacun. Le Noir transporte le spiritual, avec la totalité des couplets, partout où il va, et il peut le lancer à n’importe quel moment, seul ou en groupe. Ce cantique est aussi exclusivement chrétien, et protestant. Il n’y a pas de Negro spiritual catholique. Un religieux dominicain, je crois, notait qu’à la Martinique, au début de la colonisation, donc dans un contexte catholique romain, les esclaves se réunissaient devant l’église à la sortie de l’office et chantaient des chants religieux de leur propre composition. C’est tout à fait la définition du spiritual. Il ne nous en est rien resté. Il est fort probable que la liturgie universelle de l’église catholique romaine a découragé ces initiatives locales, pendant des siècles. Ceci joint à une conception assimilatrice de la colonisation française a détruit toute musique religieuse antillaise. Il n’en est pas de même de la musique profane.

Musique protestante, d’origine Baptiste et Méthodiste essentiellement, musique populaire, et qui tend à le rester. A tel point que les Noirs américains qui « évoluent », comme on dit, qui deviennent des gens instruits, ont souvent tendu à mépriser ce genre de musique ; lorsqu’ils s’y intéressent de nouveau, comme je le disais tout à l’heure, c’est pour des raisons politiques et culturelles, mais non religieuses. Ce sont également des chants communautaires. Il y a fort peu de spirituals que l’on chante pour soi tout seul. Ou alors, Si on en chante, on imagine la communauté reprenant le refrain ou le leitmotiv. C’est ce qui distingue, d’ailleurs, le blues du Spiritual. Le blues qui est essentiellement un chant profane, dit la misère, la peine, la douleur d’une personne, généralement au pronom personnel « Je ». Tandis que lorsque l’on dit JE dans le Spiritual, il est presque immédiatement suivi du TU ou du VOUS pour aboutir à un NOUS.

DES CANTIQUES AFRO-AMÉRICAINS

Les Negro spirituals sont, en outre, afro-américains. C’est-à-dire qu’ils sont à la fois américains et africains. Ceci est contesté. Beaucoup s’imaginent que de pareils chefs-d’œuvre – car il y en a qui sont d’une grande beauté – n’ont pas pu naître d’esclaves illettrés, d’anciens païens, de véritables « sauvages ». Il faut qu’ils aient été enseignés aux Noirs par des Pasteurs blancs. Cette conception qui a longtemps prévalu est indispensable, bien sûr, à la philosophie des Blancs du sud qui repose sur la suprématie de la race blanche.

Les aspects africains

On se demande également Si cette musique est d’origine africaine car les Africains, dans l’ensemble, chantent à l’unisson, tandis que les Noirs américains harmonisent spontanément en 4, 6, 8 parties. Il faut avouer aussi que la gamme qu’adoptent les spirituals n’est pas la gamme africaine ; sans parler de la religion et de la langue qui sont visiblement américains. Qu’y a-t-il donc d’africain dans les spirituals ?

Avant tout, bien sûr, le rythme syncopé. Mais attention ! ce sont des rythme subtils. Il y a au moins deux rythmes simultanés ou alternatifs, il y a le rythme qui est produit par un balancement de la tête et du buste, ou, si l’on est debout, de la tête et du corps, et ce rythme-là se superpose en une espèce de contrepoint, à d’autres rythmes marqués par les pieds et les mains. Or, entre les pieds et les mains, il y a des battements qui sont syncopés. (Ex)… Je suppose que tout ceci change selon que l’on est debout ou assis. Quoi qu’il en soit, certains de ces chants invitent à prendre la position debout et se terminent parfois dans un espace vide, entre le podium et les bancs, où se constituait autrefois ce que l’on appelait le « ring » : une sorte de cercle où les volontaires chantaient en dansant d’une manière typiquement africaine. Ajoutons à cela, bien sûr, les instruments à percussion, banjo (et non pas guitare) et piano, au début. Maintenant, tous les instruments à percussion sont possibles, qui rappellent les tam-tam africains (batterie, piano, orgue, guitare, tambourins, etc.).

Un deuxième aspect africain : La structure prosodique métrique où nous avons un échange constant entre un soliste et la foule, comme souvent dans les chants folkloriques. Le leitmotiv, quelquefois un vers unique, toujours le même, alternant avec un vers inventé. Rappelez-vous le célèbre spiritual sur la crucifixion : « Etiez-vous là ? ». Nous avons 5 couplets de 4 vers chacun. Dans chaque strophe il n’y a qu’un vers nouveau : les trois autres vers sont exactement les mêmes repris cinq fois de suite. Ces structures d’alternance entre couplets et leitmotiv ou refrain, sont communautaires et africaines. L’utilisation même de ces chants, la répétition jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’épanouissement, jusqu’à une sorte de paroxysme qui se traduit parfois par un effondrement physique et une crise nerveuse, ceci est assez typiquement africain. Enfin, du point de vue mélodique, il y a cette « blue note » qui est si caractéristique.

Le texte lui-même, par sa référence fréquente à l’Histoire Sainte, souligne le goût du récit et le culte du héros si développé chez et par les griots africains. Ajoutons, enfin, du point de vue religieux, le monothéisme, d’origine musulmane et même animiste. Que sont devenus les esclaves musulmans arrachés aux côtes de Guinée ou même à l’Afrique orientale ? On prétend maintenant que des esclaves provenaient même de ces régions éloignées de l’Océan Atlantique. Qu’est donc devenu cet Islam sous l’esclavage chrétien ? On peut se demander si, après une conversion de plusieurs générations au christianisme, il ne reparaît pas sous la forme des Musulmans Noirs. Les historiens pensent aussi que les esclaves animistes avaient, pendant des générations, entendu parler de cette religion chrétienne qui s’était répandue dans les premiers temps de notre ère sur les rivages de l’Afrique du Nord, et que la colonisation portugaise avait déjà introduite en Afrique orientale bien avant le transfert des Noirs aux Etats-Unis. Voilà suffisamment d’arguments en faveur des origines africaines des spirituals.

Les apports américains

Qu’en est-il donc des apports américains ? Bien sûr, la religion protestante. Mais attention, ce n’est pas tout à fait celle des maîtres blancs ; il n’est pas possible que des esclaves noirs aient souscrit à la religion de ces blancs qui défendaient l’esclavage – on n’a pas à ce point le goût du suicide. Il n’est pas possible que les esclaves noirs aient cru à une certaine morale chrétienne prêchée en chaire et non pratiquée dans la chair. Les femmes noires étaient les premières à savoir à quelles séances de lubricité elles pouvaient être exposées. C’est pourquoi la religion des Noirs d’Amérique est si floue du point de vue intellectuel, du point de vue de la pensée et en somme, aussi peu dogmatique que possible. Ces Africains américanisés ne croient pas à ce que l’on dit, mais plutôt à ce que l’on fait. L’hypocrisie de la démocratie après l’émancipation et depuis, l’hypocrisie du christianisme américain ne font aucun mystère pour les Noirs.

Quant à la langue, c’est de l’anglais déformé, en phonétique et en syntaxe ; et c’est un peu ce qui a dévalorisé les spirituals aux yeux de la classe intellectuelle noire : ce dialecte était un peu la mesure de l’incapacité de ses ancêtres à prononcer, à adopter une langue universelle. Avec la langue sont tout de même venus un certain goût poétique, certains procédés prosodiques, l’utilisation de la rime, de l’allitération et de l’assonance, les accents qui sont typiquement anglo-saxons, la coïncidence du temps fort de la mesure et de l’accent tonique verbal, l’admirable concordance du rythme de la phrase anglaise et de la syncope africaine.

Enfin, il reste l’institution ecclésiale. Les Noirs qui ne participaient généralement pas aux offices baptistes, méthodistes ou presbytériens, ont éprouvé le besoin d’avoir des églises à eux, et ceci très tôt. Dans une vue ségrégationniste, leurs maîtres, dans la mesure où ces rassemblements n’étaient pas subversifs, ont encouragé la constitution de ces églises. Et hélas, il fallait aussi enterrer les morts, baptiser les convertis, très rapidement, s’est constitué, au temps de l’esclavage, un clergé noir généralement autodidacte. On se demande comment ces deux mondes aussi différents, ces deux christianismes ont pu coexister.

On a longtemps attribué les spirituals – dont l’origine a été longtemps discutée – à l’influence de ce que l’on appelle les Camps meetings. Les C.M. sont des célébrations dans les régions de colonisation encore indécise, celles de « la frontière », qui se cherchent et n’ont pas encore donné naissance à de véritables communautés. Les C.M. ont surtout assemblé des Blancs. Et comme il y avait beaucoup de travail matériel à assurer, les esclaves noirs, en particulier les house-slaves, les esclaves domestiques, participaient nécessairement à ces C.M. Au bout d’un certain temps, ils y ont participé de façon active. Quelquefois, l’office terminé, ils prolongeaient ces séances par des chants accompagnés de danses qui pouvaient sembler assez primitives à leurs maîtres blancs.

Voilà donc ce qu’il y a à la fois d’américain et d’africain dans les spirituals. Je puis dire que c’est la même religion, la même foi, la même langue, c’est la même musique et pourtant tout est différent. Comme quoi, puisant à la même source religieuse, les Noirs ont pu donner des produits assez originaux. Les Blancs américains ne s’y trompent pas, qui impriment dans leurs recueils des spirituals différents de leurs hymnes et cantiques.

NAISSANCE D’UN NEGRO SPIRITUAL

Comment naissait en pratique un spiritual ? Il faut se baser sur des documents assez anciens. Dans le meilleur recueil de Negro spirituals des deux frères James Weldon et Rosemund Johnson1 on parle beaucoup du Johnson chantant et de Mamma White ; je dirais Mémée White. Cet homme et cette femme, qui n’étaient plus très jeunes, représentent le type de paroissien ardent, fécond, créateur de musique, sans autre préparation que leurs dons naturels et, bien sûr, la pratique. Il faut d’abord reconnaître que ces êtres particulièrement doués ne sont pas très rares dans une race habitée par un besoin universel de danser et de chanter. Dans telle langue africaine, danser et chanter ne sont qu’un seul et même mot. Il n’y a pas de danse qui ne se chante, il n’y a pas de chant qui ne se danse. Il y a, en outre, chez ces esclaves illettrés, un besoin de mémorisation par la répétition, et aussi une tendance à commenter l’enseignement reçu qui fait à la spontanéité une large place dans la célébration. Ainsi donc les réunions religieuses – on n’ose pas leur donner d’autre nom dans les débuts – supposaient déjà une communauté et de dons et de besoins. L’enseignement a d’abord été répété de ce que les esclaves avaient pu entendre dans les églises blanches. Mais l’accès aux livres saints était interdit. Quiconque surpris à enseigner la lecture à un esclave était très sévèrement puni. Néanmoins, les enfants blancs, probablement parce que cela les distrayait, avaient la possibilité d’apprendre à lire à des esclaves adultes. Pauvres en livres, les Noirs ont appris par cœur de longs passages de la Bible. Les connaissances bibliques des Pasteurs – non pas ceux qui sont passés par les universités ou les séminaires, mais les autodidactes – sont absolument effarantes. Ce sont des bibles vivantes. il y a en outre – et là c’est un article de foi – l’inspiration divine. La plupart de ces chants, lorsqu’ils sont créés ou interprétés, interviennent quand ils sont psychologiquement nécessaires à la Communauté, lorsqu’ils répondent à un besoin ou expriment un sentiment généralement partagé ; et la forme qu’adopte à ce moment-là le chant est testée immédiatement. Le chant s’il ne convient pas à l’assistance n’est pas repris. C’est vous dire qu’en plus des 6.000 spirituals décomptés, il y a eu pas mal d’esquisses qui n’ont pas survécu. D’ailleurs, s’il y en a autant, c’est que le même spiritual était toujours libre d’être amélioré, actualisé ou transformé ; car ce sont avant tout des chants existentiels, répondant à un besoin vécu. Et comme ils ne sont pas obligatoires, ils répondent toujours à une vérité vécue.

DIFFUSION DES SPIRITUALS

La diffusion des spirituals s’est faite à la fois par les Pasteurs itinérants et par les esclaves vendus d’une propriété à l’autre. Ainsi donc les chants qui comportaient des particularités dialectales et musicales assez locales se sont rapidement répandus dans tout le Sud des Etats-Unis. ils n’ont été recueillis que peu avant l’abolition de l’esclavage et transcrits vers 1860. Immédiatement ils ont été révélés à l’Europe protestante, anglo-saxonne et nordique. Les premiers chœurs noirs américains venus en Europe ont contourné la France sans s’y arrêter. J’aurais voulu savoir quel préjugé défavorable les a ainsi écartés de notre pays où ils ne sont jamais venus que 60 ans après. La Reine Victoria, les Tsars de Russie, les Empereurs d’Allemagne ont entendu des spirituals et nos Présidents de la République, leurs contemporains, pas du tout.

A titre de curiosité je voudrais parler d’un spiritual né à Lyon et dont je puis vous faire un peu l’historique. Sachant qu’il existait autrefois la ségrégation dans les autobus d’Atlanta, en Géorgie, je me suis toujours refusé à monter dans les transports en commun de cette ville, lorsque j’y faisais les cours d’été. J’ai donc dû souvent faire le trajet à pied sous le soleil de juillet. Quand Martin Luther King fut appelé à prendre la tête d’un mouvement de protestation contre la ségrégation dans les autobus de Montgomery, dans l’Alabama, j’ai très personnellement entendu cet appel et dans mon esprit j’ai fait le boycott sans quitter, d’ailleurs, la bonne ville de Lyon. Il en est sorti un spiritual lyonnais, le seul et unique, que je pourrai vous chanter par la suite si nous en avons le temps. Il dit ceci :

J’irai à pied sur mes deux jambes
Jusqu’à l’avènement du Royaume,
Jusqu’à ce que mon frère me serre la main.
Allez, va t’asseoir au fond, me dit-il,
C’est là ta place
Jusqu’à l’avènement du Royaume
Va t’asseoir au fond.
Et mon frère ne me serra pas la main.
Mais le Seigneur dit Viens t’asseoir par devant
Jusqu’à l’avènement du Royaume,
Viens t’asseoir au premier rang

Et c’est moi qui viendrai m’asseoir près de toi
Jusqu’à l’avènement du Royaume.

UNE CONDITION HUMAINE PARTICULIÈRE

Le peuple, dont nous avons parlé est avant tout un peuple pauvre et exilé qui s’est trouvé dans des conditions sociales telles que le message évangélique lui a semblé particulièrement écrit pour lui, à son usage. A l’imitation du peuple juif, les Noirs n’ont eu pendant des générations d’autre source de culture que la Bible. Ils n’ont jamais eu droit à autre chose. Aussi le langage biblique, les héros de la Bible, les citations bibliques font partie de leur langage quotidien, ont aidé à constituer leur personnalité en plus de leur culture. Ils sont non pas le peuple élu, hélas, élu et si maltraité, mais le peuple « chéri » de Dieu. Et de cette prédilection du Seigneur pour eux, ils ne doutent absolument pas. Beaucoup de Blancs, du reste, n’en doutent pas non plus. Ce qu’il y a dans ces spirituals, nés d’une condition humaine si particulière, c’est l’authenticité du message évangélique, la sincérité de l’émotion, la référence à des situations vécues, le sens communautaire, mais aussi le sens universel.

UNE VÉRITABLE MISSION OECUMENIQUE

Il est extraordinaire que des chants nés dans une condition aussi limitée, aussi exceptionnelle aient su dépasser tous les particularismes, y compris ceux des différentes confessions. Tous d’origine baptiste ou méthodiste, ils n’ont rien qui puisse choquer un catholique, d’où une véritable mission œcuménique. On n’y sent pas de barrière entre notre monde et l’au-delà. L’aspiration à la Terre Promise est aussi synonyme de liberté en ce monde. La mort y perd son caractère venimeux, car elle ouvre les portes du Paradis. Cette espérance en l’immortalité est signe aussi d’une vitalité extraordinaire dès cette vie, d’une joie de vivre qui conduit facilement à la danse et mène à la recherche d’un certain bien-être, d’un certain bonheur, comme s’il n’est pas interdit aux croyants d’avoir l’air heureux. Il y a aussi la grande récompense des justes, ce qui leur a permis de durer dans un univers d’injustice, sans perdre espoir.

Quant à la forme du spiritual, on a parlé d’un langage naïf, enfantin. Je dirais plutôt que, comme les apôtres, ils étaient effectivement sans instruction sans culture formelle, et que le Seigneur a été plein de sympathie pour les petits enfants ; eh bien ! ce sont de grands enfants, ils ont l’esprit d’enfance que nous recommande le Seigneur. Quant à la charge poétique de ces textes, elle est faite de pauvreté dans les moyens. Point ici de littérature. Reprenons pour exemple la Crucifixion: la pure poésie de ce chant vient d’un dépouillement total sur ces 5 vers, une seule image: « Etiez-vous là lorsque le soleil refusa de briller », mais tout le reste est de la plus grande simplicité, se bornant à citer le détail biblique. Ce chant que j’avais mimé devant G. Cesbron l’avait bouleversé et je me repens d’avoir su qu’il était gravement malade et de ne lui avoir pas écrit pour lui rappeler ce moment de communion intense avec l’ultime sacrifice du Christ.

DEUX DOCUMENTS

A votre intention j’ai porté deux documents sonores. L’un qui illustre l’usage qui est fait dans ma chorale, par des Taupins et Khâgneux blancs, des Negro spirituals, d’après la méthode primitive des esclaves noirs. Le deuxième regroupe des moments d’authentiques offices noirs du dimanche des Rameaux 1979, à Harlem dans une église pentecôtiste, puis à Memphis, dans une église baptiste « comme il faut », enfin, cet extraordinaire « office de l’aurore » qui, à 6 heures du matin, au bord du Mississipi, réunissait dans un immense palais des congrès, 8.000 participants noirs de tous âges pour chanter la gloire de Dieu et la présence du Ressuscité. Je souhaite que vous puissiez en entendre une bonne partie. Merci à nos magnétophones et aux techniciens qui en ont la charge. Avouons, pourtant que ces précieux engins ne sont qu’un pis-aller : rien ne remplace parfaitement – n’est-il pas vrai ? – la présence réelle.

Extrait n° 1

Avant le début de l’office, une dizaine de pénitents des deux sexes sont à genoux (attitude rare chez des protestants) à une sorte de table de communion. Leur prière personnelle, en ligne directe avec l’Esprit-Saint, donne lieu à de fort sonores témoignages, supplications, actions de grâces, ponctués d’applaudissements personnels, d’incantations individuelles, sans se gêner ni se prêter attention le moins du monde. Cependant, les bancs se garnissent progressivement d’hommes, de femmes, de quelques jeunes et d’enfants tous fort soigneusement endimanchés.

Enfin, voici que commence l’office. Les choristes, vêtus de toges violettes et or pénètrent en chantant dans la nef de ce qui ressemble plus à un théâtre qu’à une église ; d’un pas lent et rythmé, ils gagnent leurs stalles sur l’estrade, derrière les officiants, face à l’assemblée.

Moment musical

Succéderont invocations et répons, cantiques collectifs, méditations individuelles confiés à une communauté qui manifeste son soutien par des « amen » « hallelujahs » louanges au Seigneur qui éclatent, aussi bien que par des battements de mains. La voix des uns et des autres frappe par son intensité, son volume, sa volubilité, tout aussi étonnante que l’aisance de l’expression et la fertilité de l’imagination. Elle étonne aussi par une certaine qualité semi-musicale, un certain ton, qui la situe au-dessus de la simple parole mais au-dessous du chant et même de la psalmodie. Ce mode proprement religieux semble réservé aux saints-lieux et aux entretiens avec le Très-Haut. Écoutez un peu :

Extrait n° 2 : « Let my people go »

Petite erreur de cassette : il s’agit là d’un concert de la chorale du Lycée du Parc à LYON avec participation de la foule ; il est ainsi prouvé qu’un millier de Français peuvent chanter en anglais, sans préparation immédiate. Tant pis ! Laissons se dérouler ce spiritual qui nous a donné le cantique « Seigneur, tu cherches tes enfants… ». Puis va suivre le spiritual « My soul is a witness for my Lord ». C’est l’histoire exemplaire des trois champions de l’Histoire Sainte : le champion de la longévité : Mathusalem qui vécut 969 ans ; le champion de la vigueur : Samson qui pourfendit près de mille Philistins ; et le troisième, le champion de la foi : Daniel.

Daniel priait son Seigneur, lorsque le roi le fit saisir et jeter dans la fosse aux lions ; Dieu envoya son ange pour garder les lions et, ainsi, le petit Daniel put se coucher et s’endormir. Daniel, Samson, Mathusalem ont été les témoins du Seigneur. Qui veut être le témoin du Seigneur ? Mon âme veut être le témoin du Seigneur !

Je rappelle que ces harmonisations qui ne sont écrites nulle part et sont la création des choristes français eux-mêmes.

ÉCHANGE AVEC M. LOUIS ACHILLE

Intervenant

Les spirituals donnent-ils lieu à une création continuelle et immédiate en même temps ?

M. Achille

On peut dire qu’il ne se crée plus de spirituals ; comme on le disait tout à l’heure, il ne se crée plus de grégorien ; il peut encore se créer des chants en latin, mais plus de grégorien ; la source s’en est lentement tarie. Sur les 6.000 spirituals dénombrés, 200 ou 300 font partie de la plupart des recueils ; résultat d’une sélection qui a retenu les plus populaires, les plus beaux, les plus divers.

Intervenant

Oui, mais alors cela crée un répertoire fixe pour les églises de là-bas : ils vont puiser dans les recueils en question !

M. Achille

Mais la plupart des gens ne lisant pas la musique, ne s’inspirent pas de ces recueils mais puisent dans leur mémoire enrichie dès l’enfance de tout un patrimoine inconnu ou presque des enfants noirs d’aujourd’hui.

Intervenant

Par comparaison, le problème de création chez nous est posé, tandis que ces églises noires profitent d’un répertoire acquis déjà existant.

M. Achille

Ce répertoire n’est pas prisonnier d’une interprétation unique ou figée ; celle-ci se renouvelle par le droit à l’improvisation, aux harmonisations différentes et puis, grâce à l’absence d’une liturgie définitive. Bien sur, il y a des habitudes : on ne chante pas n’importe quoi, à n’importe quel moment ; mais enfin, dans l’ensemble, il est normal d’interrompre en lançant un chant ; s’il correspond à un besoin général il se développe repris par la communauté qui soutient, approuve et encourage ainsi l’intervenant, sinon le chant s’éteint.

M. Achille

Ils le faisaient dehors probablement parce que l’office étant très bien organisé, il se termine sans avoir laissé surgir la moindre improvisation ; tandis que dans les églises noires populaires, l’office se termine « faute de combattants » si vous voulez ; non pas lorsque les officiants sont partis, mais quand, après deux ou trois heures de prière, de sermon et de chant, plus personne n’a de raison de rester, n’a besoin d’ajouter quoi que ce soit.

Il faut se mettre dans l’esprit que, si on veut louer Dieu convenablement, il faut deux ou trois fois plus de temps que nous n’y consacrons même dans une grand-messe. On conçoit mal des offices protestants à répétition, s’adressant trois ou quatre fois dans la matinée du dimanche à des assemblées incomplètes. Enfin, c’est un point de vue ; mais vous comprenez, l’église a représenté pour les Noirs, surtout avant l’invention de la Télévision, et dans les régions rurales, le lieu essentiel de rassemblement de tout un peuple. Il y a office tous les soirs, de 19 h. à 22 h. Les pasteurs, souvent indépendants, ne vivent que de ces offices-là, et ils font la quête tous les jours.

Je dois dire d’ailleurs que dans la partie de la cassette que vous n’avez pas entendue, il y a une invitation à la quête que je trouve magnifique et j’y ai répondu des deux mains ; je n’étais d’ailleurs pas seul Français à cet office : je faisais partie des pèlerins du groupe CLEO (Lyonnais et autres) avec le Père Chenu et le Pasteur Bauvon. Mais c’est avec le Pasteur Bauvon que je me suis rendu à cet Office de l’aurore et nous y sommes allés de nos 10 dollars : cela les valait bien et c’était admirablement – je ne voudrais pas dire « amené » – mais « proposé », avec le même talent, la même force de conviction que les interventions du Pasteur Tanez ! Puisqu’il s’agissait du Jour de la Résurrection, le pasteur demanda aux fidèles s’ils ont constaté que le Christ est vivant dans leur vie et, puisqu’il avait reçu des confidences, il donnait quelques exemples. A un moment donné, il demanda à tous ceux qui sont convaincus que le Christ est ressuscité de bondir de leur chaise et de crier : OUI, Christ est ressuscité ! Lorsque 2.000 personnes se lèvent pour crier ceci d’une seule voix, c’est émouvant, extrêmement émouvant.

Ce sont là des faits vécus ; je ne sais pas du tout quel enseignement on peut en tirer, mais c’est extrêmement émouvant qu’une prédication vous rende à ce point sensible la présence invisible, mais active, actuelle et efficace du Christ ressuscité.

Intervenant

Le spiritual, c’est un peu le grégorien. Peut-être que j’ai compris que la vague suivante était celle du Gospel song. Je voudrais savoir s’il y a, dans la musique que font ceux qui chantaient autrefois le spiritual, des influences provenant du rock, de la musique pop ou autre musique planante, répétitive que l’on constate aujourd’hui et qui vient, pour nous, la plupart du temps, d’Amérique du Nord ?

M. Achille

Alors, c’est tout à fait l’inverse. Toute musique noire vient essentiellement du spiritual et des chants de travail. Le jazz tout le premier, qui est apparu nécessairement lorsque les Noirs ont pu avoir des instruments de musique, des instruments à vent. Ce sont les fanfares militaires de la Guerre de Sécession (1864-1865) qui ont mis saxos et trompettes entre les mains des combattants noirs – volontaires ou non – et qui leur ont permis de jouer leur musique qu’ils chantaient et dansaient depuis deux siècles. C’est pourquoi les jazz-bands, les orchestres de jazz sont des fanfares (instruments à vent) et puis, autour de St-Louis et jusqu’en Louisiane, sous l’influence française et créole, il y a eu l’introduction du piano, instrument stabilisateur, avec la création d’un certain style que, d’ailleurs, les Français apprécient particulièrement : le style Nouvelle-Orléans, où ils se reconnaissent eux-mêmes.

Donc le jazz provient des spirituals après une sécularisation de l’inspiration soutenue désormais par des instruments de plein air extérieurs aux lieux saints. De même, le blues, le rock and roll, la pop music. Prenez Elvis Presley: ce n’est pas pour rien qu’il est né et enterré à Menphis, Tennessee : il a puisé abondamment dans la musique noire. Les spirituals, on a dit qu’il y en a 6.000, c’est un immense domaine ; c’est aussi une source de prière et de méditation illimitée, et je rappelle qu’ils ne se chantaient pas uniquement à l’église, faisant partie non seulement du culte mais de la culture des chrétiens noirs, c’est-à-dire de la totalité du peuple noir pendant environ 15 générations.

Intervenant

J’entends bien ce que vous dites. Pour la plupart, je crois, nous pensons tout à fait cela : mais si on abandonne aujourd’hui dans ces églises-là ce que vous dites être un peu leur grégorien, une musique d’autrefois, que chantent-ils maintenant ? Vous avez dit, tout à l’heure, le Gospel song ; premièrement, est-ce que c’est seulement cela ou bien est-ce que par un phénomène de retour, ces musiques profanes, c’est-à-dire rock, musiques pop nées des influences noires, rentrent chez eux ?

M. Achille

Pas dans les églises, assurément pas ! malgré une tendance actuelle à traiter dans les églises, musique et chant comme s’il s’agissait un peu de variétés, mais de variétés sacrées.

Intervenant

Alors quoi ? Qu’est-ce qu’ils chantent ? S’ils ne chantent plus de spirituals, qui est leur musique d’autrefois, qu’est-ce qu’ils chantent ?

M. Achille

Cela dépend du niveau d’assimilation ou d’intégration des églises. Prenez la cassette : on y entend l’office dans une église « comme il faut », une église convenable, baptiste, à population opulente où véritablement l’on chante de la musique écrite par des Blancs, pour des Blancs : toutes les églises noires évoluées des grandes villes chantent les cantiques ou la musique classique des Blancs, même lorsqu’il y a dans le recueil des spirituals noirs ; on y a rarement recours. Entre 1930 et 1970, j’ai constaté une évolution, une sorte de rejet des spirituals, à la fois pour ne pas rappeler la période honteuse de l’esclavage et aussi parce qu’on estime que ce sont des chants défaitistes. Les Noirs américains ont besoin de toute leur énergie pour lutter sur le plan politique, civique et économique. Alors, leur parler de l’autre monde, c’est les « démobiliser ».

Intervenant

Alors que cela les avait mobilisés à l’origine !

M. Achille

Cela les avait mobilisés à l’origine et entretenus dans l’espérance d’une juste récompense et de la libération. Mais pour la plupart, la libération c’était, en fait, le passage dans un autre monde ; le passage de l’esclavage à la liberté, le plus souvent ne se faisait que par la mort ; mais évasions, révoltes d’esclaves, prouvent qu’il y avait chez eux une résistance à peu près continuelle et les plus courageux, les plus audacieux, ont franchi le pas. En résumé, nous avons trois répertoires :

1. un répertoire ancien : les spirituals qui tendent à se retirer de la liturgie protestante actuelle (la comparaison avec le grégorien m’a été faite par un prêtre de Lyon ; la plupart des Noirs américains ne savent pas ce qu’est le grégorien) ; ces spirituals sont interprétés dans les concerts, comme de la musique ancienne, parfois intitulés « mélodies ».

2. puis le Gospel song qui a remplacé dans le culte les spirituals ; c’est un genre qui est extrêmement fécond.

3. enfin, on chante des cantiques blancs, mais avec une chaleur, un élan particuliers.

Dans les églises catholiques noires, on chante généralement des cantiques « blancs ». Je crois constater que l’Église catholique américaine a été très longue à admettre les « spirituals », même dans les paroisses surtout noires, pour ne pas entretenir de confusion entre protestants et catholiques, pour introduire les Noirs dans la grande famille de l’Église universelle, et pour protéger des Noirs consentants d’une religion qui, faisant place à la spontanéité des fidèles et à leur corps, peut encourager manifestations dansantes et chantantes touchant l’hystérie religieuse.

CONCLUSION

A la fin des Journées, il a été demandé à M. Achille d’interpréter le spiritual lyonnais inspiré par le boycott des autobus de Montgomery. Avant de chanter en anglais ce spiritual tout à fait contemporain :

« I will walk on my own legs till kingdom come ! »

l’orateur a fait les remarques suivantes :

Une très longue pratique du Negro spiritual, d’une part, avec une chorale lycéenne et des cantiques français contemporains, d’autre part, dans une grande paroisse lyonnaise, permet de multiples, fécondes ou décevantes réflexions. La différence des réactions entre de jeunes lycéens cultivés et les paroissiens d’un quartier assez bourgeois, à la messe dominicale de 11 h 1/4, face à leurs répertoires respectifs, ne tient pas uniquement aux différences d’âge, de culture, d’environnement, de langue et de musique. Le contenu des chants, la façon dont ceux-ci répondent aux besoins de ceux qui les interprètent, la méthode d’interprétation, enfin, semblent faire la différence. Contrairement aux spirituals, conçus dans des conditions de vie si différentes de celles de leurs jeunes interprètes lyonnais, beaucoup de nos chants français ne semblent pas être nés de situations cruciales, ni poser de questions vitales, ni s’adresser aux entrailles des hommes, là où ils ont mal. Les souffrances, injustices, inégalités évoquées semblent l’être par procuration, dans la bouche de paroissiens auxquels sont maintenant épargnés les maux et même les péchés les plus graves. S’ils devaient chanter quelque chose avec conviction, ne serait-ce pas plutôt la chance, la santé, le bien-être, l’opulence dont jouissent encore pour quelque temps, la majorité des nations occidentales ? Peut-être des chants de louange sonneraient-ils plus justes dans ces bouches-là. Rendre grâce pour sa chance, n’est-ce pas chercher à la mériter un peu ?

Inversement, les spirituals sont des chants de pauvres, d’êtres de foi menacés, au moins théoriquement, des épreuves les plus inhumaines, d’hommes en qui l’humanité avait été réduite au point que la divinité pouvait y occuper toute la place, de croyants tellement déçus par les hommes qu’ils ne croyaient plus qu’en Dieu. Ce sont, à mon humble avis, la gravité de la situation, la force de l’espérance, la confiance dans les promesses divines, la profondeur du dénuement qui ont fait trouver le mot juste, la mélodie qui le sert sans l’écraser ni l’altérer, le rythme qui injecte au corps humain la vie d’un Dieu incarné. Et tout l’être de chanter, transporté de joie.

Louis ACHILLE in musiques et célébrations n° 14 – 4e trimestre 1980
avec l’aimable autorisation de la revue

1The Book of American Negro Spirituals, The Viking Press, New-York.

Retrouver le « Park Glee Club » de Louis Thomas ACHILLE

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