Le Negro Spiritual
par Louis T. Achille
SI NOUS CHANTIONS DES NEGRO SPIRITUALS ?
Publié dans la revue L’Art musical populaire
n°9 décembre 1983 – pp. 13-15
Musique étrange, étrangère et pourtant attirante : chants d’esclaves noirs des siècles derniers aux Etats-Unis, langue anglaise parfois dialectale, inspiration et thèmes bibliques, rythmes africains que certains jugent « étrangers au génie français ». Malgré tout cela et en dehors de tout snobisme choral, l’attirance d’une rythmique nouvelle, et à travers un espérance forcenée, découverte, comme en négatif des souffrances qu’une race peut imposer à une autre race, à notre époque moderne et peut-être enfin désir confus de partager ce passé douloureux et honteux, comme pour l’exorciser et en conjurer désormais le retour.
Malgré un désir de monopole exclusif de certains Noirs sur leur musique, il est bien évident que celle-ci a fait s’écrouler les murs du ghetto comme Josué les murailles de Jéricho, et qu’elle fait maintenant partie du patrimoine musical de l’humanité, avec les droits naturels qu’elle y introduit c’est-à-dire le droit à L’HARMONISATION SPONTANÉE ET A LA LIBRE IMPROVISATION SUR UN THÈME DONNÉ. Et c’est en cela essentiellement que la pratique du spiritual apporte beaucoup plus que l’extension d’un répertoire choral : elle est une école de liberté, par des harmonies complémentaires, une promotion de certaines voix individuelles naturellement belles avec le soutien de la collectivité et, en retour, le respect de celle-ci ; elle pose en principe que tout n’est pas dit et que chacun conserve son droit naturel à un minimum de création musicale, à l’occasion du thème choisi. Bien sûr, en plein milieu culturel européen, pareil rejet de partitions existantes est impensable, il peut être source de découragement et de médiocrité. Pas question donc, pour l’instant de se passer des arrangements édités en France (mais attentions à certains !), en Angleterre et souvent aux Etats-Unis qui en exportent trop peu. Constatons néanmoins que les chanteurs vierges de toute formation classique, scolaire ou savante sont encore les plus aptes à user d’une créativité que le poids des innombrables chefs d’œuvre du chant choral européen a fini par étouffer chez la plupart, les réduisant au seul rôle d’exécutant de la musique d’autrui. A cela beaucoup répondront qu’il vaut mieux chanter les chefs d’œuvre d’autrui plutôt que de s’efforcer en vain d’en créer. C’est la voix du bon sens. Cependant, on tient à préciser que l’apport de cette philosophie ou méthode de chant choral est au moins aussi psychologique que musicale, par le sentiment de fécondité personnelle et d’originalité toujours renouvelable dans la création collective, dont il arrive à convaincre les timides et fortifier la solidarité de groupe. Du même coup on peut dire que le spiritual est beaucoup plus qu’une invitation à chanter autrement : c’est l’entrée dans un monde riche de tout un contexte historique et social, d’une dure expérience humaine qui a su dépasser les simples conditions terrestres. Mais là encore, chacun est libre d’y prendre ce qu’il veut : rythmes dansants, jolies mélodies, nouvelles harmonies, émotions et spiritualité humaines. Et certains interprètes noirs eux-mêmes font, hélas ! leur choix parmi ces richesses .
De même que bananes et avocats, mangues et ananas importés n’ont pas en Europe la même Saveur que dans les Tropiques, la recherche d’une entière authenticité dans l’interprétation des spirituals américains n’est ni possible, ni entièrement désirable à commencer par l’imitation impossible du timbre des voix noires lié qu’il est à la physiologie d’une race autre. Il ne faut à ce sujet avoir aucun complexe.
Quels sont donc les obstacles à éviter ? Les conseils qui suivent s’appuient – on voudra bien le pardonner – sur une pratique de negro-spirituals vieille de 35 ans en 1983, avec de jeunes Français de race blanche d’un grand lycée de Lyon qui se sont succédés dans une chorale scolaire : le « Park Glee Club » ®1
Les sons de l’anglais
Refusant absolument de suivre l’exemple anarchique de la plupart des speakers des radios et télévisions françaises, il faut s’assurer, auprès de n’importe quel angliciste ou dans n’importe quel dictionnaire anglais, d’une prononciation correcte des paroles anglaises : son des voyelles, des consonnes (notamment le Th et le R) et place de l’accent tonique qui correspond le plus souvent à un temps fort de la mesure. Certaines particularités phonétiques ou syntaxiques du patois noir américain du Sud peuvent être remplacées par l’Anglais standard et universel ne serait-ce que pour des raisons pédagogiques.
Transmission et mémorisation
Les paroles, fort répétitives comme dans toute musique populaire, ont intérêt à être reprises à l’OREILLE, sans papier aucun (sauf pour les archives) après que le chef de chœur se sera approprié paroles et musique retenues PAR CŒUR, et devenues pour lui comme instinctives. Il y a énormément à gagner dans cette élimination de la barrière ou • ceinture de sécurité • que constitue la feuille imprimée pour laisser libre cours à la communication directe de bouche à oreille, les yeux dans les yeux. Ainsi, le chef semble faire partager ce qui est devenu chez lui acquisition durable à des choristes qui assimileront de même, des choses libérées de la feuille imprimée. RÉSULTATS = Communication, communion et cohésion accrues, disponibilité des choristes pour suivre des yeux les plus légères nuances suggérées par les mains du chef.
Mais commençons prudemment par décomposer les paroles ; d’abord dégageons le LEITMOTIV, ce vers répond au vers rengaine qui coupe le couplet, fournit partie du refrain et souvent sert de titre à des morceaux qui n’en ont reçu aucun. EXEMPLE : le refrain très connu :
« Swing low, sweet chariot (bis)
Coming for to carry me home »
Le leitmotiv est ici le deuxième vers que l’on retrouve aux mêmes deuxièmes et quatrièmes places dans chaque couplet avec une légère modification mélodique. Très important : enseigner ce leitmotiv parlé et non chanté en le dégageant de sa mélodie, mais en lui conservant son rythme propre . De même par la suite, pour toutes les paroles du refrain et des couplets2 Ainsi retenues, après répétition rythmée, les paroles peuvent recevoir la mélodie qu’elles porteront naturellement, commençant par le leitmotiv et le refrain puis les couplets. Il y a donc intérêt à sérier ainsi les difficultés en allant du plus fréquent au plus rare.
Harmonisation
Très rapidement, il faut y venir ; car autant l’unisson ou le solo caractérisent la chanson française, autant le spiritual noir américain appelle le chœur qui se constitue spontanément dès que plusieurs sont réunis, fusent-ils du même pupitre ou du même sexe. Dans le même ordre, on encouragera d’abord l’harmonisation du leitmotiv, au moins à deux voix, la deuxième voix étant confiée à des voix hautes (soprani, ténors) tandis que la mélodie est assurée par des voix moyennes : (barytons, mezzo ou altos) ou par tout pupitre dont le registre y correspond . Après le leitmotiv, on s’attaquera au refrain, les paroles du couplet (leitmotiv exclu) étant confiées à un ou une soliste ou à un pupitre, afin d’en garantir la pureté mélodique et la compréhension, en alternance avec le chœur qui peut soutenir en bouche fermée (humming) ou avec de discrètes harmonies. A partir de cette méthode, tous les niveaux d’harmonisation sont possibles. Ils témoignent de l’imagination ou de la formation musicale des choristes ou du chef qui au début pourra suggérer des harmonisations simples pour encourager les choristes les moins réservés à en faire autant. Evidemment, il faut se souvenir, la semaine suivante des harmonies découvertes ; ne pas en inventer trop à la fois, les faire répéter assez, pour espérer qu’elles seront retenues. Un magnétophone pourra en conserver l’enregistrement, évitant tout gaspillage des trouvailles harmoniques. D’une année à l’autre, la conservation des harmonies non écrites n’en interdit pas le renouvellement que l’arrivée de nouveaux choristes facilite parfois. Enfin, le chef de chœur doit y pousser, pour changer un peu et si possible en mieux.
Improvisation
Elle inspire déjà les harmonies bien sûr. Mais par « libre improvisation » on entend surtout, l’invention d’une mélodie ou de rythmes autres, par une seule voix à tour de rôle ; voix naturellement douée pour ce genre d’exercice, voix parfois au timbre trop particulier pour se fondre dans l’ensemble. Alors autant lui donner la possibilité d’inventer un contre-chant, une arabesque qui se faufile à travers la mélodie, les harmonies, comme un fil d’or dans du tissu simple. On utilisera aussi certains silences, certaines notes tenues, pour les meubler d’un « break », c’est-à-dire d’une exclamation superfétatoire telle que « Yes Lord » « 0 Lord » « Yes my Lord », ou la reprise de deux ou trois syllabes ou d’un mot-clef des paroles, comme « Carry me home ».
Enfin, les couplets confiés aux solistes leur laissent une certaine marge d’intervention pour éviter la répétition monotone de la même mélodie. Celle-ci demeure dans l’oreille ou est confiée au chœur, pendant que le ou la soliste use – sans en abuser – de son droit à une improvisation libre mais respectueuse du ton, de l’émotion de l’ensemble. Certaines phrases sont comme volontairement trop simples pour ne pas suggérer aux solistes les mieux inspirés une invention dont le public nécessairement familier de ces airs apprécie l’ingénieuse ou émouvante nouveauté par rapport à l’invention mélodique à l’improvisation rythmique, comme dans le RIFF. Un pupitre, les basses par exemple, s’empare d’un bout de phrase de 4 ou 5 syllabes et le répète inlassablement, avec les adaptations nécessaires, privilégiant ainsi le rythme par rapport à la mélodie et soulignant, par contraste, la ligne de celle-ci.
Interprétation et expression
Si on ne se laisse pas attirer par le seul rythme de cette musique syncopée, « plaçant ainsi son interprétation au niveau des jambes impatientes de danser » il faut, par une pénétration du sens des paroles, par une ouverture aux émotions qu’elle tente de faire partager, par quelque connaissance des faits de la bible ou de la vie des esclaves noirs, et, enfin « selon la foi de chacun » grâce à une prise en charge du potentiel spirituel de ces chants – il faut donc laisser à ces hymnes de douleur, d’espérance ou de joie, leur résonance humaine, ce que les Noirs nomment « feeling » (émotion partagée ou « soul » (vie de l’âme) pour désigner leur musique même profane, telle le blues. Ecoutant la Chorale Park Glee Club ® en tournée de concerts à la Martinique, des auditeurs de cette île regrettaient amicalement une certaine absence de « feeling » même chez ces choristes lyonnais rompus depuis des années à la pratique du spiritual. Ne s’agit-il pas, en effet, de chants directement nés de l’épreuve, qui ont, en outre, fait leurs preuves en permettant à tout un peuple de résister et de survivre, apportant à son pays d’adoption une dose de pardon et de paix, de spiritualité et de joie au milieu d’une civilisation de compétition et de puissance matérielle ?
Voilà en théorie, la méthode que pratique depuis 35 ans le Park Glee Club ®. En fait, on doit constater que fort peu de choristes osent improviser librement sur la mélodie, et que la force d’inertie, la réserve, l’absence de culture limitent les chances d’invention harmonique. Mais cette méthode ne doit pas être rejetée pour autant. Le principe est psychologiquement salutaire, même s’il est musicalement risqué.
Si l’on doit utiliser une partition imprimée même par les Noirs américains, il suffit d’en écouter un ou deux enregistrements par de grands solistes ou ensembles de ce pays pour constater que bien des subtilités mélodiques et rythmiques ne figurent pas sur cette partition et sont laissées à la tradition noire et à la liberté des interprètes. A nous d’en user de même. Une bonne chorale de France aujourd’hui dissoute travaillait sur les enregistrements d’origine et avait poussé aussi loin que possible un mimétisme convaincant et discutable. Cette méthode retarde le moment de familiarité avec les chants, moment à partir duquel ils font partie de notre personnalité, nous accompagnant dans les menues ou les grandes actions de la vie (qu’ils semblent avoir prévues) nourrissant celle-ci et s’en nourrissant. C’est-à-dire que les Negro Spirituals sont beaucoup plus que de la musique sans parler de leurs effets thérapeutiques pour l’épanouissement personnel et la cohésion du groupe collectivement créateur. Mais il s’agit alors de toute autre chose que d’une recherche d’exotisme musical.
Louis T. Achille
Directeur – fondateur du Park Glee Club®
Voir aussi (texte et vidéos) :
Chanter le Negro spiritual avec le « Park Glee Club® »
1Toute cette théorie d’ailleurs ne vaut pas une ou deux séances de pratique avec cette chorale.
2C’est alors que celles-ci seront traduites. de préférence par des choristes initiés à l’anglais : le sujet sera dégagé, les obscurités ou allusions seront expliquées ou repérées.
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