Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés. Il s’en fallut de peu. Mais tous deux ont vécu le drame du racisme et de la ségrégation aux Etats-Unis au XXème siècle.
Louis T. ACHILLE, métis français de Martinique, est descendant d’esclaves ayant racheté leur liberté, trois générations avant lui, dans la Colonie de la Martinique. Après des études supérieures en khâgne à Paris pendant lesquelles il se liera d’amitié avec Léopold Sédar SENGHOR, il enseigna de 1931 à 1943 la langue et la littérature françaises à « Howard University », université souvent qualifiée de « Harvard » Noire, située dans la capitale fédérale américaine, Washington D.C. La couleur de sa peau lui avait interdit d’exercer dans une université « blanche », aux USA et en Grande-Bretagne.
Le pasteur baptiste Noir américain Martin Luther KING Jr. a mené dans son pays et à travers le monde, au péril de sa vie, le combat non-violent pour l’égalité raciale et la justice, dès les années 1950. Il recevra à ce titre le Prix Nobel de la Paix le 10 décembre 1964 à Oslo (Norvège).
Leurs destins respectifs, à quelques décennies d’intervalle, prouvent que l’égalité raciale, l’égalité tout court, ne se gagnent pas en quelques saisons, ni sans de profondes convictions.
Le cinquantenaire de l’assassinat du Dr. Martin Luther KING Jr., il eut lieu le 4 avril 1968, fournit l’occasion de rapprocher ces deux parcours mus par une même soif d’égalité, l’un dans une certaine discrétion, l’autre à la face du monde.
Une expérience personnelle de la ségrégation raciale
Même à l’église
Dès 1931 aux Etats-Unis, Louis Thomas ACHILLE, catholique pratiquant et Compagnon de Saint-François, se voit refuser la communion, un jour où Paul CLAUDEL, écrivain ambassadeur de France et français comme lui, reçoit le même sacrement, juste devant lui, dans la messe de l’église « blanche » Saint-Paul de Washington. Refusant ce qu’il considèrera comme un scandale, Louis T. ACHILLE se décidera à le dénoncer auprès du nonce apostolique en poste à Washington, invoquant le simple bon sens au-delà de l’égalité politique, face à l’Eglise catholique. Cette dernière violait l’esprit de ses propres textes sacrés en pratiquant « naturellement » la ségrégation raciale qui était de mise outre-Atlantique. Sur le conseil de son ami lyonnais Joseph FOLLIET, Louis Thomas fera remonter l’affaire jusqu’à la Secrétairerie d’État du Saint-Siège au Vatican.
Pressenti comme témoin dans un mariage interracial à Washington en 1936, Louis T. ACHILLE, recevra des menaces de lynchage de la part de proches parents de la mariée, membres d’une organisation catholique. Son courage l’emporte et il se rend tout de même à la cérémonie, déplacée tôt le matin dans une église de banlieue, afin que le mariage puisse être célébré paisiblement.
Au concert de Marian ANDERSON
Le 9 avril 1939, jour de Pâques, l’antillais français Louis Thomas ACHILLE participera à un grand moment de l’histoire interraciale aux USA en assistant personnellement au célèbre récital de Marian ANDERSON, organisé par Howard University à Washington D.C..
La grande interprète Noir-Américaine s’était vu refuser la salle de concert du Constitution Hall située à proximité de la Maison Blanche, pour des raisons raciales. Harold ICKES, ministre de l’Intérieur du président F. D. Roosevelt devra intervenir pour offrir finalement l’un des parcs publics de la capitale fédérale qui s’étend du Lincoln Memorial jusqu’au Capitole. Sous un ciel assombri qui s’éclaira subitement, le ministre s’écriera alors sous un tonnerre d’applaudissements : « Here, under my God’s Heaven, We Are All Free ! » (« Ici, sous le ciel de mon Dieu, nous sommes tous libres ! »). L’artiste entonnera alors « My Country’tis of Thee, O Cloud of Liberty, of Thee, I Sing », en signe de pardon pour l’offense, puis des spirituals.
A l’issue de ce mémorable concert, L. T. ACHILLE ira saluer Marian ANDERSON, en compagnie du Dr. Mordecai W. Johnson, président de Howard University (photo ci-dessus).
Jusqu’à la Maison Blanche
Très engagé au sein d’organisations étudiantes, universitaires, confessionnelles et militantes, dont la célèbre National Association for the Advancement of Colored People – NAACP (Association nationale pour la promotion des gens de couleur), Louis T. ACHILLE donnera des conférences, pratiquera et fera pratiquer le Negro spiritual jusqu’à son dernier souffle.
En 1940, il se produira à la Maison Blanche, à la direction d’un chœur à l’occasion de la fête de Noël, en présence de Mme Eleanor ROOSEVELT, figure du féminisme et épouse du 32ème Président américain.
Quand le doute est levé
Les engagements militants de Louis Thomas ACHILLE ont fait qu’il sera suspecté par la Federal Security Agency « Agence Fédérale de la Sécurité » des Etats-Unis d’être une personne subversive. Aussi fera-t-il l’objet d’une enquête du Subversive Personal Comittee, Conseil de contrôle des activités subversives ( SACB ) de la Federal Security Agency – FSA. Le 31 août 1942 l’Agence écrira qu’il « n’exerce aucune activité subversive et (qu’il) est loyal vis à vis de notre Gouvernement (américain) » (cf. document ci-dessous).
Avec Ralph BUNCHE
Ralph Bunche et Alain Locke, collègues de Howard University et amis de Louis Thomas ACHILLE,
assis avec lui à la terrasse d’un café du Quartier Latin, place de la Sorbonne à Paris V° – 1931 ou 1932
Photo Louis Thomas ACHILLE – © Fonds Louis Thomas ACHILLE
Durant son séjour américain, le martiniquais travaillera et se liera d’amitié avec son collègue de Howard University Ralph BUNCHE, diplomate qui participera ensuite à la rédaction de la Charte de l’ONU et qui sera le premier « Noir » honoré du prix Nobel de la Paix en 1950, avant Martin Luther KING Jr., pour sa médiation dans le premier conflit israélo-palestinien. R. BUNCHE a également participé avec Eleanor ROOSEVELT à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
L.T. ACHILLE au service de son pays en guerre
Vivant aux U.S.A. en 1943 et son pays d’origine était en guerre, Louis T. ACHILLE se met à la disposition des représentants de la France Libre pour l’Amérique. Il sera envoyé pour servir en Afrique du Nord en qualité d’officier de liaison, interprète d’état-major, après avoir suivi trois mois d’entraînement militaire à Fort Benning, l’école d’infanterie de l’armée américaine. Là encore, on refusera à l’officier français noir, l’accès au mess des officiers américains, alors que ses compatriotes blancs peuvent s’y rendre librement.
Meurtri au plus profond de lui-même, mais non brisé, il continuera sa vie durant à militer pour les Droits civiques et contre le racisme, principalement par la culture et la pratique populaire des Negro spirituals.
En Amérique, puis en Afrique du Nord et enfin en Europe : Chanter ensemble les Negro Spirituals
A partir de 1947 à Lyon, où L. T. ACHILLE effectuera sa carrière française de professeur d’anglais principalement au lycée du Parc en classes préparatoires, il créera dès 1948 le Park Glee Club©, chorale d’anglais interprétant presque exclusivement des Negro spirituals.
Grâce à cette pratique vocale collective, il fera découvrir et aimer cette musique populaire venue d’Outre-Atlantique dans la région Rhône-Alpes et bien au-delà.
La chorale s’éteindra avec lui en 1994, sous cette forme, après avoir profondément marqué trois générations de choristes dont certains ont prolongé l’initiative.
Louis T. ACHILLE avait également créé un Atelier de Negro spirituals, à la Maison des Associations Culturelles de Lyon (MACLY), ouvert à un public non-étudiant.
En solidarité avec le boycottage de Montgomery
Riche de son amère expérience américaine de la ségrégation raciale, Louis T. ACHILLE composera un « spiritual lyonnais », en 1956 :
« I Will Walk On My Own Legs, Till Kingdom Come » (« J’irai à pied sur mes deux jambes, jusqu’à l’avènement du Royaume »),
en solidarité avec Rosa PARKS, l’initiatrice du mouvement de boycottage des transports en commun de Montgomery (Alabama) qui marqua les débuts de l’action politique de Martin Luther KING Jr.
Louis T. ACHILLE participera activement à l’événement mondial que représenta le 1er Congrès des écrivains et artistes noirs à La Sorbonne de Paris. Le 21 septembre 1956, il y interviendra dans un discours sur : « Les Negro-spirituals et l’expansion de la culture noire » et y chantera, après l’avoir traduit, l’unique spiritual lyonnais de sa composition « I Will Walk On My Own Legs, Till Kingdom Come », qu’il qualifie d’« hommage à la ténacité, à la dignité humaine, à la discipline chrétienne de cette population offensée et frustrée ».
L’accueil de Martin Luther KING à Lyon
Le 29 mars 1966, le pasteur Martin Luther KING, pour l’une de ses deux visites en France se rendra à Lyon, après son passage à Paris le 26.
A la Bourse du Travail de Lyon, il prononcera un discours sur le travail, l’égalité et la justice, à l’invitation d’associations antiracistes et de lutte pour les Droits de l’Homme et de syndicats. Tout naturellement, le Park Glee Club®, chorale fondée par L. T. ACHILLE, accueillera le pasteur.
Mais, coïncidence symbolique s’il en est, son chef Louis T. ACHILLE est au même moment à Dakar (Sénégal) au Premier Festival Mondial des Arts Nègres. Membre du jury Musique, il est l’invité de son ancien condisciple et ami Léopold Sédar SENGHOR, président de la République du Sénégal. C’est la raison pour laquelle, à Lyon, le choriste Jean-Jacques LEOGIER assurera occasionnellement la direction du Park Glee Club® pour accueillir Martin Luther KING Jr.
Retrouver la visite du Dr. Martin Luther KING Jr. à Lyon (France) dans un livre :
Partage d’un même rêve
Si les deux hommes se sont manqués ce jour-là, l’esprit de leur foi commune est passé entre eux par la force du Negro spiritual. Sans son directeur-fondateur, le Park Glee Club sera sur scène au plus près du Dr. KING et chantera avec lui le célèbre « We Shall Overcome », chant de lutte que Joan Baez interpréta lors de la Marche sur Washington du 28 août 1963, jour du discours historique du Dr. KING « I Have A Dream ».
L’hommage lyonnais à Martin Luther KING
Deux ans plus tard, quand le Dr. KING sera lâchement assassiné à Memphis (Tennessee), le 4 avril 1968,
les lyonnais qui l’avaient accueilli et écouté en nombre le 26 mars 1966, lui rendront un double hommage :
- le 6 avril 1968, premier hommage immédiat au lieu lyonnais symbolique de toutes les résistances : le » Veilleur de Pierre » place Bellecour (2ème arrondissement) avec les autorités civiles, religieuses et militaires.
Bruce Mc MARION WRIGHT, combattant des Droits civiques proche de Martin Luther KING, avocat à la Cour Suprême de New-York et poète africain-américain, ami du président SENGHOR, présent à Lyon pour travailler à la traduction de ses poèmes avec Louis T. ACHILLE, honorera cet hommage en prononçant un discours évoquant notre propre histoire :
« Ici même l’imposant précédent de la Révolution Française nous parle du fond de l’Histoire. Ce n’est qu’après s’être soumise à ce sanglant examen de conscience que la France a surgi, comme l’astre radieux de l’Humanisme républicain, proposant encore au monde d’aujourd’hui son triple idéal de LIBERTE, d’EGALITE, et de FRATERNITE. Si, après cette longue saison de mécontentement, l’Amérique sait briller aux yeux du monde de cet éclat nouveau, alors le pasteur KING y trouvera le monument vivant le plus digne de sa mémoire ».
- Le 11 décembre 1968, affluence pour le second hommage posthume rendu au deuxième Prix Nobel « Noir ».
A l’appel des chrétiens lyonnais, c’est sur le lieu-même, la Bourse du Travail, où celui-ci avait appelé à lutter pour davantage de justice et d’égalité mais par l’action non-violente, que la veillée coanimée par Louis T. ACHILLE résonnera de textes de Martin Luther KING Jr. et des Negro Spirituals entonnés par le Park Glee Club®, puis repris par la foule.
Les choristes lyonnais sur les traces du martyr
Le Park Glee Club® chantant dans l’Ebenezer Baptist Church de MLK en 1988 (image extraite d’une vidéo de Georges FERRAND)
En 1988, le Park Glee Club® qu’avait fondé Louis T. ACHILLE en 1948, marque la célébration de son 40ème anniversaire par un hommage solennel au pasteur KING avec lequel il avait eu l’insigne honneur de chanter à Lyon. C’est dans les lieux-mêmes où vécut l’apôtre de la non-violence que ces choristes « Blancs », issus de milieux aisés et guidés par leur directeur-fondateur, ont pu interpréter devant des Africains-Américains médusés des Negro spirituals : particulièrement à Atlanta en l’Ebenezer Baptist Church où le pasteur prononça ses célèbres sermons, puis devant le tombeau du grand témoin inspiré par le Mahatma GANDHI.
Une voix portée par les ondes francophones
Louis T. ACHILLE ne s’est pas contenté de transmettre un patrimoine culturel désormais universel à ses seuls choristes. Il a également fait connaître les Negro Spirituals et les Gospel Songs sur les ondes par Radio-Fourvière, devenue « RCF », le réseau de radios chrétiennes de langue française.
S’il en fut le premier président, il y anima surtout une émission hebdomadaire sur la musique sacrée afro-américaine pendant 12 années, jusqu’à la veille de sa mort.
Une documentation rare en Europe
Toute sa vie durant, Louis T. ACHILLE a rassemblé partitions et recueils, disques, livres, documents, films, pour créer « NEGRO SPIRITUALS, LYON», Centre de documentation sur la musique sacrée afro-américaine unique en Europe.
Après le décès de Louis thomas ACHILLE, la Ville de Lyon a accepté le don à la Bibliothèque municipale du fonds documentaire de l’association « Negro Spirituals, Lyon » pour le rendre accessible au plus grand nombre, comme l’avait souhaité son fondateur. Une conférence inaugurale donnée par Celeste Day Moore, le 16/03/2023, a marqué l’entrée au catalogue de ce fonds.
Communiqué enfants LTA entrée Collection NSL Fonds LTA à la BmL
En savoir plus sur NEGRO SPIRITUALS, LYON :
Feuillet de présentation officielle de NEGRO SPIRITUALS, LYON (N.S.L.)
La Bibliothèque municipale de Lyon a aussi proposé l’exposition : « MARTIN LUTHER KING – LE RÊVE BRISÉ ? » dans laquelle est évoqué le rôle de Louis Thomas ACHILLE pour faire entendre la cause des Noirs à Lyon, dès 1948, principalement par la pratique des Negro Spirituals avec le Park Glee Club® et des conférences.
Boucler la boucle
Fin-avril début-mai 1994, soit quelques jours avant de s’éteindre, comme pour boucler de façon significative un parcours d’engagement et de libération, Louis T. ACHILLE dirigera une dernière fois le Park Glee Club® au cœur de l’exposition « Les Anneaux de la Mémoire » organisée à Nantes, à l’occasion des 150 ans de la première abolition de l’esclavage, acte inaugural de la reconnaissance par la ville bretonne de son passé négrier.
Ainsi, à une génération d’intervalle, le Dr. Martin Luther KING Jr. et Louis T. ACHILLE ont souffert et milité, l’un dans son environnement, l’autre avec une immense notoriété, mais tous deux avec une foi constante qui animait leurs recherches d’égalité, de justice et de paix entre tous les Hommes.
Les enfants de Louis Thomas ACHILLE
Lyon – 4 avril 2018
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