Les sœurs Nardal – À l’avant-garde de la cause noire par Léa Mormin-Chauvac

Si le printemps éditorial 2024 est historique pour le Monde Noir et les sœurs Nardal, la première biographie que Léa Mormin-Chauvac consacre à celles-ci, chez Autrement, y participe grandement.
On peut découvrir, dans la présentation de l’autrice, le chemin qui l’a amenée à tenter et à réussir cette prouesse que tant d’autres n’avaient pas osée.

Les sœurs Nardal sont sept sœurs martiniquaises « élevées comme des garçons »,  comme le disait leur père Paul Nardal,  afin de pouvoir être indépendantes et respectées, dont l’engagement et la féminité font encore référence aujourd’hui.

La parution simultanée par les éditions Ròt-Bò-Krik de deux autres ouvrages consacrés à des thématiques voisines permet de dégager un horizon resté trop longtemps bouché particulièrement en France. Et pourtant la richesse détaillée de ce nouvel opus permet enfin de révéler de façon panoramique cette sororerie martiniquaise, héritière de l’esclavage mais aussi d’une ambition libératrice au service de l’engagement !

On saluera tout d’abord le minutieux travail de documentation, dont témoigne la diversité des sources sur plusieurs continents, à l’échelle des enjeux qui ont mobilisé ces femmes noires hors normes.
On appréciera ensuite l’habileté de Léa M-C pour ne pas tomber dans l’écueil du simplisme, de l’anachronisme ou de la facilité de ton, tant ses sujets sont particulièrement polémiques aujourd’hui. Son parti pris rigoureux laisse néanmoins place à l’expression d’un point de vue subjectif assumé. Ce paradoxe ne nuit pas puisqu’il rejoint les paradoxes que décrit l’auteure.

Feu sacré

La construction du récit biographique, non-hagiographique, s’articule autour du feu, un feu ardent.
Brasier allumé au foyer familial d’exception puis se développant durant leurs études à Paris dans le « tumulte noir » des Années folles.
Il se nourrira ensuite grâce aux rencontres de la diaspora Noire dans leur appartement d’étudiantes à Clamart et se propagera par la création de La Revue du monde Noir, la rédaction de nombreux articles souvent prophétiques qui porteront loin cette lumière en Afrique, aux Etats-Unis, aux Antilles et partout où la dignité, le liberté et la justice sont remises en cause.

Léa Mormin-Chauvac n’élude pas pour autant le mordant du feu du racisme éprouvé par les étudiantes martiniquaises arrivant dans la capitale ou celui qui leur a été raconté par les africains-américains lassés de la ségrégation raciale, le feu des critiques devant un engagement considéré par certains trop modéré, le feu destructeur de la maison Nardal à Fort-de-France qui a détruit tant d’archives historiques, le feu de la politique auquel on peut se brûler les ailes, le feu de la guerre qui blessera gravement Paulette et la condamnera à se retirer définitivement à la Martinique…

Enjeux

Ecrire la vie des sœurs Nardal c’est à la fois aborder le fait d’être femmes au début du XXème siècle, dans une colonie française encore très marquée par l’esclavage, le fait d’avoir été éduquées dans la perspective du service et de la transmission, le fait de placer la culture, en particulier la musique, et la science, au cœur du lien social, le fait de s’ouvrir à la différence malgré les embûches, etc.

Quand la couleur de peau fait écran pour percevoir la réalité de la personne, que faire pour exister dignement ? C’est à cette question de base que se sont heurtées les sœurs Nardal à la Martinique et à Paris.
Dans leur île natale, leur famille Nardal-Achille assurait une animation culturelle et sociale. Les jeunes filles étaient déjà exposées aux distinctions de couleur de peau mais ce fait deviendra éclatant en venant étudier à Paris. Elles apprendront à refuser cette assignation de race ou de classe pour s’ouvrir.

Musique et rencontres

La découverte à Paris dans les années 1920 des Negro Spirituals, grâce aux premiers interprètes américains salle Gaveau, dont Roland Hayes et Marian Anderson, a été une véritable révélation pour Paulette, l’aînée, et son cousin Louis Thomas Achille.
Cette musique spirituelle d’espérance et de libération des esclaves africains-américains portait en elle la synthèse des questions qui préoccupaient alors les cousins Nardal et Achille. Elle deviendra l’axe commun de leurs engagements respectifs.

Le récit de Les sœurs Nardal – À l’avant-garde de la cause noire a le mérite d’offrir une vision plutôt complète de la constellation Noire que les sœurs Nardal auront su réunir autour d’elles. Le bilinguisme de Paulette et de son cousin Louis Thomas, tous deux anglicistes, facilitera les échanges entre les mondes anglophone et francophone, entre européens, américains, antillais et africains, qui se connaissaient si peu depuis l’abolition de l’esclavage, aboli moins d’un siècle auparavant. On laissera au lecteur le soin de découvrir dans le livre tous les grands noms de ce mouvement qui s’est agrégé autour des sœurs Nardal et qui a d’importantes répercussions aujourd’hui.

Réparer la mémoire

Or, il n’y a pas de feu, même ardent, sans ombre, à commencer par l’ombre des hommes ayant marqué cette période de leur verbe, à commencer par celui de « négritude ».
Le flambeau de l’histoire du XXème siècle a été placé de telle manière qu’il a d’abord éclairé les hommes. Par cette nouvelle biographie, le flambeau du XXIème replace les femmes dans la lumière à leur juste place, émancipatrice.

Laissée trop longtemps en disgrâce, cette « sororerie »(pendant féminin de fratrie) martiniquaise a joué un rôle essentiel d’éveil au cœur de l’empire colonial français, à Clamart puis pour l’ensemble du « Monde Noir ».

L’éducation qu’elles ont reçue leur a fixé un cap ambitieux, celui d’avoir l’audace de savoir qui elles sont et de se faire respecter.

En terminant son essai biographique sur les sœurs Nardal, Léa Mormin-Chauvac permet de mieux comprendre à quelles oppositions elles ont dû s’affronter. En s’étant elle-même laissée embraser par le feu historique, hors des sentiers battus, elle contribue magnifiquement à rétablir l’autre volet du récit.

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