Fanon et Achille en même temps à Lyon

Entre 1946 et 1952, l’étudiant médecin martiniquais Frantz Fanon choisira Lyon pour se former à la Faculté de Médecine, à l’hôpital psychiatrique du Vinatier, et pour suivre le cours de son mentor dans sa Faculté de Lettres (lire ci-dessous).

A cette époque un autre martiniquais, Louis Thomas Achille, débutait de son côté sa carrière de professeur agrégé d’anglais au Lycée du Parc, dans la même ville. Les 16 ans séparaient les deux martiniquais expliquent cette temporalité différente. Fanon et Achille trouveront à Lyon leurs épouses respectives1 et auront chacun une descendance lyonnaise.
Toutefois, leurs rencontres seront rares pour d’autres raisons : l’un est étudiant, l’autre au travail et puis, celui que Fanon dénomme « Achille » dans son livre2 « Peau noire, masques blancs » (1952) devra faire face à deux deuils familiaux successifs. Pourtant, l’écrivain inscrira dans son œuvre la trace de ces échanges.

Par ailleurs, leurs conceptions de la lutte contre la colonisation, si cette cause était bien commune à leurs préoccupations, étaient quelque peu contrastées : Franz Fanon était un militant à travers une approche politique radicale clairement revendiquée, illustrée par ses écrits et ses engagements, notamment hors de France, alors que Louis Thomas Achille pratiquait un humanisme qui se manifestait par le dialogue, la spiritualité et par une pédagogie moins frontale.

Nouveau documentaire

Cet automne 2024, le réalisateur Mehdi Lallaoui a présenté le 11 octobre, en avant-première à l’auditorium de l’Opéra de Lyon, son nouveau3 documentaire sur Fanon en prélude au colloque. Un fils de Louis Thomas Achille, y témoigne pour situer le contexte des rencontres de son père avec Fanon.

Débat avec le réalisateur Mehdi Lallaoui (à gauche), modération Fafia Djardem (au centre)
11/10/2024 – photo © J.L. Achille

Quels types de rencontres connues entre Fanon et Achille ?

  • D’abord en 19494 à l’occasion d’une conférence de Louis Thomas Achille lors des Rencontres inter-raciales, au cours de laquelle « Achille » avait raconté une anecdote sur le racisme ordinaire qu’il avait vécue personnellement en 1930 sur un quai de la gare de Lyon à Paris5, mais qui s’était bien terminée.
    Ce récit posait la question de la « peau noire » et du regard blanc sur celle-ci dans les rapports sociaux coloniaux.
    Louis Thomas Achille a pu surmonter cette épreuve grâce à la fraternité que Fanon n’identifie pas comme étant d’origine chrétienne
    .

  • Ensuite, lors de l’historique 1er Congrès des écrivains et artistes noirs en septembre 1956 à la Sorbonne. Ils étaient tous deux membre de la délégation Antillaise et ils intervinrent à ce titre6.

  • Enfin, leur rencontre rue Childebert à Lyon dans sa librairie La Proue,
    ainsi que dans une soirée poésie,
    rapportées par le témoignage de son célèbre libraire Raymond Péju.

Par ailleurs, sans que des contacts soient attestés, leurs présences concomitantes au Maroc et en Algérie pendant la Deuxième guerre mondiale sont signifiantes. Ils avaient tous les deux choisi de s’engager en 1943 et de rejoindre les Forces Françaises Libres, l’un (Achille) à 34 ans aux Etats-Unis, l’autre (Fanon) à 17 ans aux Antilles françaises7.

Enfin, on peut évoquer le travail de mémoire de Louis Thomas Achille pour les Tirailleurs sénégalais, dès 1947, au « Tata sénégalais » de Chasselay (Rhône). Or, Fanon a servi comme Tirailleurs sénégalais8 : débarqué en Provence, son régiment était remonté jusque dans l’Est9. La rencontre d’Achille et de Fanon, une fois civils, aura pu les amener à vouloir partager ce besoin de reconnaissance de la force militaire indigène injustement invisibilisée.

Colloque universitaire

Le 12 octobre 2024, la Faculté de Médecine de Lyon accueillait en son sein un colloque proposé par le « Collectif FANON »10. Son but était de rendre visible les traces que Frantz Fanon avait laissées à Lyon durant ces 6 années et de le faire mieux connaître la réalité de son œuvre, en France où il a étudié. En effet celle-ci, insuffisamment connue de nos concitoyens l’est davantage des Anglo-Saxons alors que sa pensée s’est forgée notamment au cœur de l’Algérie française, en pleine guerre de libération à laquelle il participa activement !

Arrivés tous les deux à Lyon en 1946

  • Fanon aurait été motivé pour choisir Lyon à cause du cours à la Faculté de Lettres du philosophe existentialiste Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception et la place du corps que Fanon aborde largement au regard de la colonisation et de l’esclavage.
    Pour lui, la question est de savoir comment l’esclave ou l’indigène qui n’a été considéré par le colon que comme force de travail par son corps peut redevenir sujet. Quelles traces les perceptions par ce corps retrouvent-on dans les pathologies psychiatriques des colonisés ?

  • Quant à « Achille », Fanon l’appelle ainsi, on sait que c’est une nomination de l’Education nationale qui l’avait conduit pour premier poste au Lycée du Parc de Lyon 6ème.
    Or, en 1946, il revenait, comme Fanon, d’Algérie où ils avaient fait la guerre.
    Mais auparavant, Louis Thomas qui s’était engagé en 1943, vivait depuis 10 ans aux Etats-Unis où il enseignait le français à Howard University (Washington D.C.).

Thématiques qu’ils ont eues en commun

De nombreux sujets ont mobilisé les deux hommes, chacun dans sa spécialité.

Parmi ceux-là on notera les questions :

  • du temps et de l’espace
  • de l’énergie vitale
  • de l’adaptation
  • de l’engagement
  • de la politique et du politique
  • de la spiritualité
  • de la liberté et du conditionnement
  • du rôle de de la culture
  • de la langue et du langage
  • de la poésie
  • du rapport au colonisateur
  • de l’humanisation
  • de l’ouverture à l’universel
  • de la fraternité
  • du décentrement du dépaysements
  • du paradoxe
  • de la résilience
  • de la sublimation
  • du rapport de domination

Ces thèmes sont autant de pistes de recherche potentielles.

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« Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question,
nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes,
et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit,
je m’engagerai sans retour »
.

Frantz Fanon

cité par Marcel Manville
in Témoignage d’un ami et d’un compagnon de lutte, collectif
L’Actualité de Frantz Fanon

1Dans « Peau noire, masques blancs » Fanon aborde la question du mariage interracial. Toutefois, ses thèses ne seront pas forcément applicable au cas d’Achille

2Il en écrira l’essentiel à Lyon

3en 2021 le même réalisateur avait réalisé un autre documentaire Sur les traces de Frantz Fanon

4Probablement celles organisées par le mouvement Ad Lucem

5cf. Les Rues de Lyon n° 43 juillet 2018 pages 3-4

6Les actes en sont publiés chez Présence africaine

7Après le ralliement de celles-ci au général de Gaulle

86ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais

9On notera que l’Armée française avait choisi de « blanchir » progressivement ses troupes au fur-et-à-mesure de son œuvre de libération. C’est sans doute pour cette raison que le 6ème Régiment de Tirailleurs sénégalais auquel appartenait Fanon a contourné Lyon en passant par Grenoble

10Migrations Santé Rhône-Alpes (MSRA), Coup de Soleil en Rhône-Alpes Auvergne (CDSRAA), Maisons des passages, Écarts d’identité (Revue)

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